Les murs blancs,

Léa et Hugo Domenach,

Paris, ed. Grasset, 2022, 320p

Avertissement : J’ai lu ce livre, offert par une amie bien intentionnée, avec avidité…

Dans cette présentation, j’insiste sur un aspect qui m’est cher : l’Education Populaire.

A mon arrivée au  GREP (Groupe de Recherche pour l’Education Permanente) à Paris en 1982,

la lecture de la revue Esprit s’imposait. Je connaissais depuis peu les travaux d’Emmanuel Mounier

(1905-1950) sur le personnalisme. Jusqu’à cette période mes engagements sociopolitiques me conduisaient

plus à la lecture de Sartre (1905-1980) et d’ouvrages d’approches collectivistes !

Léa et Hugo Domenach, la quarantaine, sont les enfants du journaliste, Nicolas Domenach, né en 1950, lui-même fils de Jean-Marie Domenach (1922-1997). Enfant de l’Education Populaire, pour moi, Jean-Marie Domenach fut l’un des artisans du contenu des formations dispensées par l’Ecole d’Uriage fondé par Pétain en 1940. Emmanuel Mounier fut un conférencier attitré comme le futur directeur du monde Hubert Beuve-Mery (1902-1989). Cette institution va rapidement devenir le cœur battant de la Résistance et de l’émergence de formes de pensée tendue vers l’action. A ses côtés, on retrouve Begnino Caceres (1916-1991) et Joffre Dumazedier (1915-2002), fondateurs du mouvement Peuple et Culture. Ces derniers développeront une méthode de pensée issue de cette période « l’entrainement mental ! », à l’image de « l’entrainement physique ». Il convenait de former sérieusement et rapidement les cadres de la résistance, celle du Vercors en particulier. Comment et pourquoi, au-delà des idées, entrer dans l’action pour devenir libre, individuellement et collectivement. Ce mythe de la naissance de la résistance à Uriage a failli s’effondré sous la plume incisive de Bernard-Henri Lévy. En 1981, la publication de son livre « l’idéologie française » est une critique sévère  des mouvements d’idées développés avant, pendant et après la guerre de 1940. A noter que ces débats idéologiques se retrouvent, aujourd’hui dans les médias radiophoniques et télévisuels avec des relectures trop souvent partielles, partiales de la grande histoire.  

Cette aventure humaine d’importance que fut l’Ecole d’Uriage est relatée plusieurs fois dans cet ouvrage. Le plus surprenant ce fut la découverte du rôle joué, à cette période, par les femmes comme celui, très courageux, de Nicole Domenach, l’épouse de Jean-Marie. Chemin faisant on découvre que les compagnes des fondateurs des Murs blancs, bien qu’imprégnées par la culture catholique, chrétienne ambiante, sont des militantes progressistes accompagnantes des luttes féminines de leur époque.

« Les Murs blancs » m’ont permis une relecture des événements et des pressions idéologiques entre les années 1932 et les années 1982. Des propos, selon moi, qui éclairent les débats contemporains houleux sur le fascisme, l’antisémitisme. Dans cet ouvrage on constate la prééminence des revues écrites d’opinions comme « Les Temps Modernes » créé en 1945 par Jean-Paul Sartre. A l’époque proche du Parti communiste français cette revue se voulait « un lieu d'accueil privilégié, de débat, de combat, pour tous ceux qui ne s'accommodent pas des consensus à la mode. » La revue Les Temps Modernes apparaissait comme un contre point de la revue « Esprit », crée en 1932 par Emmanuel Mounier. Pour ce dernier il s’agissait de « penser du possible ». Le fondateur du lieu « Les Murs blancs » selon Jean-Marie Domenach «  appartenait à cette génération d’avant guerre où les gens ne se contentaient pas de faire des dénonciations, ou des condamnations, mais cherchaient à traduire dans les actes et dans les structures une autre vision de la société et de l’homme ».

Emmanuel Mounier souhaitait mette en place une maison où il pourrait accueillir des jeunes en difficulté dont sa propre fille Françoise atteinte d’un sérieux handicap depuis ses 7 mois. De plus, pour lui il convient de mettre en pratique sa conception d’un personnalisme communautaire où « de meilleurs hommes créent une meilleure société qui crée de meilleurs hommes» selon le journaliste Georges Izard dans un écrit publié dans l’Express en mai 1960. Le monde des catholiques progressistes allaient le rejoindre dans cette aventure communautaire. Les premiers furent Paul et Simone Fraisse militants actifs de la Jeunesse Etudiante Catholique. Paul Fraisse (1911-1996) étant devenu un spécialiste de psychologie et de tests psychomoteurs concernant les enfants. Mounier et Fraisse trouvent un espace conséquent (habitations avec terrains boisés) pour conduire leurs recherches à Chatenay-Malabry, village proche de Paris, encore en pleine campagne.  Le rêve est au bout des doigts même si « nous avons la totale pauvreté d’où naissent les œuvres » dira Mounier.

A la suite des événements liés à la défaite de 1940, à Lyon, Mounier sera accompagné par son ami Henri-Irénée Marrou (194-1977) pour poursuivre la publication de la revue Esprit. Dans la foulée ce sera la rencontre avec Jean-Marie Domenach suite à leurs échanges dans le cadre de l’Ecole d’Uriage. Après guerre, c’est Jacqueline et Jean Baboulène (1917-1985) qui rejoignent les Murs blancs.  Cette première partie de l’ouvrage se lit comme un roman historique. Nous partageons les enthousiasmes des enfants de ces personnalités qui profitent pleinement de cette propriété ouverte sur les idées et le monde. A sa mort, en 1950, la volonté initiale d’Emmanuel Mounier est exaucée. Les numéros s’écoulent à près de 13 000 exemplaires. Des intellectuels, des gens de la société civile de tous bords politiques et religieux y participent.

La mort du fondateur fait apparaitre un débat entre les tenants du « personnalisme » et celui quelque peu différent des membres de la jeune génération soucieuse de conduire des combats concrets Selon eux, plus importants à conduire dans la société des années 1950-1960. L’arrivée de membres de l’UNEF (Jacques Juillard (1933-2023), Antoine Prost (né en 1933), Robert Chapuis (né en 1933)  entre autres, vont donner sens à la naissance de cette deuxième Gauche qui amènera François Mitterrand (1916-1996) à la présidence de la République.  

L’arrivée de Paul Ricoeur (1913-2005) en 1957, au demeurant protestant, va également bouleverser la vie des « Murs Blancs ». Tous se sentent profondément chrétiens, tolérants, ouverts aux débats qui vont se développer avec les événements de 1968. Les questions liées à la sexualité, la promotion des femmes y compris l’avortement seront abordées de façon progressiste. Les « Murs blancs » vont devenir également les « Murs rouges » lors du soutien de la revue Esprit à l’autonomie de l’Algérie et même au soutien au FLN ! « Un engagement qui puise ses racines dans le mythe de la Résistance, mais surtout dans la bataille de la décolonisation. Une période où le périodique Esprit se pose comme l’un des fers de lance pour la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. C’est aussi le dernier moment de symbiose au sein de la communauté selon Léa et Hugo Domenach.

La troisième partie de l’ouvrage est plus sombre. Paul Fraisse  est dépité car les Murs blancs n’ont pas échappé aux effets des mouvements de 1968. Selon lui : « Avec 68 sont arrivés aux Murs Blancs  l’homosexualité et la drogue ». Cela conduira, semble-t-il, au suicide d’Olivier Ricoeur. « L’histoire ne remonte pas son cours. Il appartient à chaque génération de réécrire son histoire en fonction des problèmes auxquels elle est confrontée » pour reprendre les propos de mon ami, fervent soutien de l’Education populaire, Jean François Chosson (1928-2003). Si « Les Murs blancs » sont vivement soutenus par Paul Fraisse, la qualité du contenu de la revue Esprit se maintient par l’action philosophique de Paul Ricoeur. Il précise le sens de sa philosophie : « que meure le personnalisme et que vive la personne ». A partir de 1989 (chute du mur de Berlin) la revue est dirigé Olivier Mongin (né en 1951). Garant de cette riche histoire, n’étant plus le rédacteur en chef, Jean-Marie Domenach aura beaucoup de difficultés à quitter les locaux du siège de la revue.

En 2012, la revue tire à 8 000 exemplaires. L’aventure continue avec, notamment l’arrivée d’une jeune rédactrice en chef, Anne-Lorraine Bujon, née en 1970. Aujourd’hui la revue Esprit, sous-titrée « Esprit-Revue internationale », reste un périodique consacré à la promotion des idées françaises qui comptent ! On ne peut qu’approuver la conclusion proposée par les auteurs du livre « Les Murs blancs » : «Les murs peuvent tomber, les hommes et les femmes peuvent disparaitre, mais les idées, les valeurs, les combats, eux pourront toujours renaitre. »